Question de recherche
Quel surcroît de sens peut-on faire émerger de l‘appropriation de «programmes» (Masure, 2017) – et plus largement des outils informatiques – dans la production d’œuvres littéraires comme celle d’Abrüpt, dont les frontières de la textualité sont de plus en plus floutées? Qu’est-ce que l’étude des programmes permet aux œuvres de dire de plus? Quel discours peut-on dégager?
Concepts théoriques
Énonciation éditoriale
Définition
[L’énonciation éditoriale] désigne l‘ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes qui donnent au texte sa consistance, son «image de texte». […] Plus fondamentalement, l’énonciation éditoriale est ce par quoi le texte peut exister matériellement, socialement, culturellement… aux yeux du lecteur. En ce sens, on peut considérer l’énonciation éditoriale comme la face sémiotique, matériellement préhensible, de la «structure structurée structurante» de l’habitus au sens où l’entendait Bourdieu.
Mobilisation
Nous partons du paradigme de l’énonciation éditoriale pour appréhender le processus («social» et «déterminé») dont les effets sur l’existence d’une œuvre sont hautement signifiants Nous affectionons le concept de «niveau d’énonciation», de «couche» si l’on veut, qui permet d’insérer une autre grille de lecture afin de produire une explication herméneutique située et compatible avec les autres «couches», tout en rendant compte du statut particulier de l’intervention d’Abrüpt comme «éditeur» (qui nous intéresse particulièrement), et donc de la teneur sémiotique résultant de son intervention.
Raison computationnelle
Mobilisation
(Arribe, à reformuler/approprier) Notre recherche s’inscrit dans la théorie de Bachimont puisqu’il s’agit de s’appuyer sur ces structures logiques et sur les propriétés intrinsèques du numérique pour explorer les possibilités de conception des écrits sur un support numérique. C’est aussi un paradigme qui permet de «comprendre ce que cela signifie que l’artefact produise du sens» (Bachimont (2000)). Utile, parce qu’elle se concentre spécifiquement sur l’écriture, notamment via les notions d’intentionnalité et d’inscription. À noter que Bachimont traite surtout des contenus documentaires; nous les utilisons surtout pour des contenus «littéraires», dans une perspective herméneutique (du support, en particulier du support numérique, en tant qu’elle est constitutive du sens).
Études Critiques du Code
Définition
Les études critiques du code proposent de focaliser sur les éléments de signification extra-fonctionnels du code informatique. Every computer program is a model, hatched in the mind, of a real mental process. These processes, arising from human experience and thought, are huge in number, intricate in details, and at any time only partially understood”. Unpacking the meaning of these programs locked in their technosocial context is the job of critical code studies (CCS).
Mobilisation
Nous présumons, par la diversité des formes et la radicalité de nombreuses propositions chez Abrüpt (cf. la collection de manifestes), d’un contexte technosocial particulier chez Abrüpt et tenterons d’en rendre compte en partie grâce à la lecture non triviale du code («en tant que texte, en tant que système de symbols avec sa rhétorique propre; une communication dont la signification dépasse son utilité fonctionnelle» Marino (2020)), dont la majeure partie est donnée à voir par la maison d’édition.
Études logicielles
Définition
Étude critique des nouveaux médias. Les logiciels, en tant qu’environnement de production transversaux aux industries culturelles. Ontologie des contenus numériques, spécificités permises par les outils, formats, protocoles, plateformes. Étude des algorithmes et des structures de données.
Mobilisation
Présenter les spécificités des médias numériques (logiciels) pour éclairer les discours, visions du monde, etc. qui peuvent émerger des œuvres-«programmes».
Théorie de l’éditorialisation
Définition
L’éditorialisation est l’ensemble des dynamiques qui constituent l’espace numérique et qui permettent, à partir de cette constitution, l’émergence du sens. Ces dynamiques sont le résultat de forces et d’actions différentes qui déterminent après coup l’apparition et l’identification d’objets particuliers (personnes, communautés, algorithmes, plateformes…).
L’éditorialisation est un accès au monde qui se fait avec le monde lui-même.
Mobilisation
Étudier les conditions réelles d’existence des artéfacts techniques; «l’ensemble des formes collectives de négociation du réel»; les manières de faire exister ces choses (un livre, une œuvre, un discours) dans le monde numérique d’aujourd’hui, avec les moyens numériques. Informé par la «réalité agentielle» de Karen Barad (perspective posthumaniste); théorie révisée pour tenir compte d’une non-anthropocentricité. Ouverture vers un versant politique (philosophie politique de l’agir).
L’interprétation modélisante
Définition
Héritière de la tradition humaniste, Drucker propose une approche qui réhabilite l’idée d’un sujet situé et incarné qui expérimente et conceptualise les connaissances par le prisme de la représentation graphique.Mobilisation
Une part de notre démarche s’inscrit dans l’«interprétation modélisante» décrite par Johanna Drucker (2017). En ce sens, nous ne prétendons ni à la réification du texte étudié en un jeu de données objectives (le caractère construit et sélectif de celles-ci en feraient plutôt ce que Drucker appelle des capta au lieu des data, par opposition à la «neutralité supposée de la production de données» (Drucker, 2017 : 82)) ni atteindre l’exhaustivité thématique (des mots-clefs ont assurément été omis ou ignorés). Nous situons cette analyse du côté de l’interprétation subjective, culturellement située et volontairement sélective des humanités.Subjectivités computationnelles
L’excès *
Définition
(voir Verdier et Bonnet (2009))
Mobilisation
L’excès comme thème/paradigme permettra peut-être d’approcher l’exubérance technico-philoso-politico-littéraire, cette littérature du mouvement – voire cette forme de «mouvement pur» dont se revendique Abrüpt (voir correspondance par courriel); comme manifestation d’un modernité prononcée (ou comme mouvement d’avant-garde); comme manière de fuir l’épuisement du sens du texte, ou comme non-épuisement perpétuel du sens; rupture avec les codes, expression d’idéologies et d’esthétiques polyphoniques.
Problématique
Le champ littéraire est immanent aux conditions culturelles, économiques, politiques, scientifiques et techniques de son époque (Bourdieu, 1992). Le numérique, entendu comme un «phénomène social total» (Vial, 2013), agit sur pratiquement toutes les sphères de nos vies, de nos liens personnels aux institutions civiques, en passant par l’art et la gouvernance (Marino, 2020). La technique incarne des biais humains, permet d’opérationnaliser des visions du monde et conditionne des comportements (Bachimont, 2010); l’ubiquité du l’informatique est telle que le code est devenu trop important pour être laissé aux seuls informaticiens. À la fois en réaction à la potentielle homogénéisation des pratiques littéraires (Sauret, 2020) et en quête de nouvelles possibilités créatives, la maison d’édition Abrüpt propose un ensemble hétérogène de productions numériques et imprimées qui débordent du «livre» dans sa forme traditionnelle: espaces web dynamiques, feuillets pliables et imprimables à la demande, installations spatiales en réalité virtuelle, robots littéraires… pour ne nommer que celles-ci. Plusieurs couches d’écriture se superposent et s’entremêlent: une part de l’intention «poétique» est rédigée à même le code, alors que les textes «littéraires» regorgent à leur tour de balises techniques qui permettent de «scripter» leur médium.
Dans un contexte où toute écriture devient potentiellement un texte à lire, il convient d’étudier les spécificités de la littérature numérique (Bonnet, 2017), comprise comme sous-champ en pleine évolution, tout en considérant l’irréductibilité de la tradition littéraire existante.
Quel surcroît de sens émerge de l’appropriation des «programmes» (Masure, 2017) – et plus largement des outils informatiques – dans la production d’œuvres littéraires comme celles d’Abrüpt, dont les frontières de la textualité sont de plus en plus floutées?
Des spécimens comme le Dio Cyborg (un robot qui publie quotidiennement des aphorismes sur Twitter) interrogent justement la signification de la littérature lorsque celle-ci est produite «algorithmiquement»: quelle est la part humaine et quelle est la part machine?
Au-delà du simple effet de nouveauté, les modèles développés par cette maison d’édition esquissent-ils des changements durables et significatifs pour le champ littéraire?
Nous faisons le pari d’examiner l’envers technique afin de mieux comprendre le processus de création et le fonctionnement (rhétorique, poétique, narratologique, herméneutique) des productions d’Abrüpt, dont le corpus peut être étudié en accès libre via des archives («dépôts») facilement appropriables («clonables») grâce à des conditions permissives (licences Creative Commons).
C’est par la méthode des études critiques du code (critical code studies) et des études logicielles (Manovich, 2013) que nous entendons montrer qu’il existe des interprétations non triviales au-delà du seul texte «public», généralement le seul à être lu par la critique.
L’étude des dynamiques éditoriales contemporaines – dont participent un nombre grandissant d’acteurs, bien au-delà de la triade traditionnelle auteur-éditeur-lecteur – occupera également une place significative dans ce projet, d’où l’ancrage sociologique bourdieusien et des approches philosophiques telles que la théorie de l’éditorialisation (Vitali-Rosati, 2016).
Nous souhaitons d’ailleurs contribuer à ces domaines de recherche encore peu foulés en langue française.